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Brève rencontre avec...
Isabelle Gaudefroy : Prêtresse du rock
Posters rares, films d'époque, points audio permettant de comparer les versions, studio d'enregistrement, photos (celles d'Elvis signées Alfred Wertheimer sont magistrales), objets cultes: l'expo de la Fondation Cartier* consacrée aux débuts du rock'n'roll est un triomphe. Décryptage par la commissaire de l'exposition.
Le Nouvel Observateur. -
Comment est née l'expo ?Isabelle Gaudefroy. - C'est un vieux rêve d'Alain-Dominique Perrin, président de la fondation, qui a grandi dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Mais c'est aussi, le 16 août, le trentième anniversaire de la mort d'Elvis Presley, emblème d'un mouvement musical révolutionnaire dont on a oublié la portée et que la Fondation, ouverte sur toutes les formes de culture (du Velvet Underground à Andy Warhol), devait évoquer.
N. O. -
La période choisie, 1939-1959, correspond à une double rupture.I. Gaudefroy. - Pour la musique, 1939 voit l'explosion du boogie-woogie. Mais tout commence après la guerre. Producteurs et disc-jockeys cherchent un Blanc capable de chanter le rhythm'n'blues, la musique des Noirs. En 1954 à Memphis, Sam Philips découvre Elvis Presley, qui fait la synthèse entre cette musique et la country avec «That's Alright, Mama». Bill Haley vient d'enregistrer «Rock Around the Clock», qui va symboliser la révolte d'une génération l'année suivante en accompagnant le générique de «Graine de violence». C'est une période prodigieuse qui s'achève en 1958 avec le départ d'Elvis pour l'armée, puis sa récupération par les majors et Hollywood. C'est aussi la fin pour les autres musiciens de cet âge d'or: Jerry Lee Lewis a des ennuis avec la censure, Buddy Holly meurt dans un accident d'avion, Little Richard devient pasteur...
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L'autre rupture, c'est celle de l'Amérique. Les Noirs qui ont participé à la guerre veulent s'émanciper. Le mouvement de déségrégation s'accélère en 1954 avec l'arrêt Brown: la Cour suprême condamne la doctrine «séparés mais égaux». C'est la grande époque du mouvement pour les droits civiques. Les teenagers, dotés d'un pouvoir d'achat conséquent grâce à la prospérité économique, veulent plus de liberté et d'hédonisme. Le rock, cette nouvelle musique diffusée par les dise-jockeys passionnés de musique noire, qui font alors office de prescripteurs, fait exploser le conformisme, le puritanisme de l'après-guerre.
N. O. -
Elvis, emblème de cette rébellion?
I. Gaudefroy. -Avec James Dean, «rebelle sans cause» du film de Nicholas Ray qu'il admirait, et Marlon Brando, qui était un modèle pour lui. Les photos d'Elvis sur sa Harley rappellent celles de Brando dans «l'Equipée sauvage».
N. O. -
Qu'est-ce qui en fait une star?I. Gaudefroy. - Né à Tupelo (Mississippi), grandi à Memphis, fils d'un
blue collar mais avec déjà un pied dans la
middle class (passé par la
high school, il a un CAP d'électricien), il incarne le rêve américain: il veut le succès, coûte que coûte. Ce qui n'est pas le cas par exemple de Jerry Lee Lewis. Il ne compose pas, mais il incarne le mieux le rockabilly, ce melting-pot qui, dans les années 1950, combine les influences country, le rhythm'n'blues, le gospel né lui-même des negro spirituals et la pop. Elvis est un fédérateur. Il a aussi un son radicalement différent - perfectionniste, il rend fous les gens de RCA en multipliant les prises dans les studios - et des jeux de scène provocants. Son charisme, sa beauté, sa solitude en font immédiatement une idole.
*Jusqu'au 28 octobre, Fondation Cartier, 261 boulevard Raspail, Paris - 14e
Jean-Gabriel Fredet
Le Nouvel Observateur